LA LIBERTÉ

 

 

 

Dans le système implacable de la nécessité, le passé commande l’avenir et il commande le présent. Mais la pensée de l’homme introduit, à la limite exacte entre le passé et l’avenir, là précisément où se situe le présent, quelque chose d’inouï que nous appelons la liberté. Nous pouvons à chaque instant, ou nous avons le sentiment que nous pouvons à chaque instant, inventer du nouveau et changer la marche du tout et notre destin dans le tout. Changer le cours, sinon du temps, qui s’avance sans s’arrêter, du moins des choses qui sont dans le temps. Nous pouvons dire non. Nous pouvons refuser. Nous pouvons tourner à droite ou à gauche au lieu d’aller tout droit. Il arrive à quelques-uns d’entre nous d’édifier des empires ou de les renverser, de dessiner sur les murs des images d’animaux ou des figures d’êtres humains, d’inventer des histoires pour le plaisir, et parfois le bonheur, de ceux qui les écoutent, de partir au loin sur les mers. Chacun d’entre nous peut choisir, à ses risques et périls, qui admirer et qui aimer. Et, dans une certaine mesure, ce qu’il veut faire de sa vie. La liberté est quelque chose de si extraordinairement stupéfiant que des philosophes ont pu soutenir que l’homme n’était que liberté.

La liberté est toujours devant nous. À peine passe-t-elle derrière nous qu’elle se change en nécessité. Il n’y a plus dans le passé la moindre trace de liberté : tout s’y enchaîne sans la moindre faille, selon le jeu rigoureux de la cause et de l’effet.

Tout y est bloqué pour l’éternité. On peut encore, nous l’avons vu, modifier le passé, mais on ne peut le modifier que dans le présent. Un traître, un menteur, un criminel, un lâche sont libres de donner un autre sens à leur passé : ils ne peuvent le changer que dans le présent. Le passé est ce qu’il est. Personne, et pas même Dieu, ne peut plus rien y faire. Le royaume de la liberté est toujours rejeté vers l’avenir. L’avenir est le fruit d’une lutte qui ne s’arrête jamais entre le passé qui le dicte et la volonté qui l’écrit, et parfois l’infléchit.

Là encore, l’arrivée de l’homme a bouleversé l’ordre des choses. Jusqu’à l’homme, l’avenir est prisonnier du passé. Le passé impose l’avenir. Entre le passé et l’avenir, rien ne vient se glisser. Seule règne la loi, immuable et glacée. L’homme s’élève contre la loi. Le mal, bien entendu, joue un rôle décisif dans le triomphe de la liberté. Avant même Prométhée qui vole le feu du ciel, le premier esprit libre s’appelle Lucifer ou Satan. La liberté est le propre de l’homme parce que l’homme est un esprit capable de dire non et de se révolter contre l’histoire et la réalité. Parce qu’il a envie d’une pomme qui lui est interdite, parce qu’il aime une femme qu’il n’a pas le droit d’aimer, parce qu’il veut l’emporter sur ceux qui lui ressemblent, parce qu’il aspire à autre chose que ce qu’il a déjà, parce qu’il est brûlé de désir, d’orgueil, de curiosité, d’ambition, l’homme veut changer ce qui est.

Le plus intéressant est que la liberté elle-même obéit à la loi. Comment n’y obéirait-elle pas puisque tout lui obéit ? Dès que la liberté est tombée dans le passé, elle devient la loi elle-même et elle se confond avec la nécessité. Inutile de penser à un tout où Judas n’aurait pas livré Jésus, où Napoléon aurait gagné la bataille de Waterloo, où Roméo et Juliette fileraient l’amour parfait dans les jardins de Vérone – Les choses sont ce qu’elles sont.

Et pourtant Judas aurait pu, comme saint Pierre tenté lui aussi par la faiblesse et le reniement, se reprendre au dernier moment, au moment où son passé était encore un avenir, sauver le fils de Dieu et de l’homme, devenir une haute figure morale et empêcher le christianisme, fondé tout entier sur le sacrifice de Jésus et sa crucifixion, de régner sur le monde. Si Blücher..., si Grouchy..., si Berthier avait été là au lieu de se rallier aux Bourbons et de tomber bêtement – de lui-même ? Ou un peu poussé ? – de son balcon à Bamberg..., si Soult, qui le remplace dans ses fonctions de major général, c’est-à-dire de chef d’état-major, avait envoyé six ou sept estafettes au lieu des deux ou trois qui se sont fait tuer..., si la santé de Napoléon et la douleur de son ulcère..., si..., si..., si..., Waterloo aurait pu entraîner la défaite des Alliés, maintenir l’Empereur sur son trône, bouleverser le destin du roi de Rome, empêcher les Rothschild d’édifier leur fortune et le duc de Wellington de promener sa gloire dans les quadrilles comme un piège à femmes obligatoire. Et peut-être Roméo et Juliette, au lieu de s’épuiser, pour la seule gloire de Shakespeare, en tirades inutiles et sublimes, auraient-ils pu fuir à temps vers Florence ou Venise et faire ensemble de gros bébés qui auraient plongé leurs parents dans l’oubli et changé la face du monde ? La loi aussi serait passée par là et aurait tout recouvert de son manteau de rigueur et de nécessité.

C’est que la nécessité de l’histoire n’est faite que de liberté et que toute liberté se résout en nécessité. La loi n’est la loi qu’installée dans le passé. Elle n’est la loi qu’après coup. Il y a beaucoup de lois possibles à l’intérieur de la loi. La liberté consiste à choisir une loi contre l’autre. Elle nie la loi. Mais elle la recrée.

 

On dirait qu’il y a deux mondes : le monde de la nécessité et le monde de la liberté. De même que le cruel Zénon, avec sa flèche qui vole et qui ne vole pas, ou avec la tortue qu’Achille ne rattrapera jamais, opposait les deux mondes radicalement inconciliables de la continuité et de la discontinuité, de même qu’il y avait, avec Newton, une lumière toute faite de corpuscules et, avec Huygens, une autre lumière qui n’était faite que d’ondes, il est permis de soutenir que l’homme n’est que liberté ou que sa liberté n’est qu’illusion.

Chacun de nous peut montrer qu’il est libre. Vous pouvez ouvrir ou fermer la fenêtre, vous pouvez cesser de me lire ou poursuivre votre lecture. Vous pouvez aller un peu plus loin que ces banalités. Vous pouvez monter dans un train et jeter par la portière sans autre motif que de prouver votre liberté la personne qui est assise dans le compartiment numéro 10 ou numéro 11, au choix. Vous pouvez renoncer, parce que vous êtes libre, à l’être que vous aimez et qui vous aime. Vous pouvez pousser votre liberté jusqu’aux limites extrêmes de toute liberté dans ce bas monde qui est le nôtre et où nous nous débattons de notre mieux : vous pouvez choisir de mettre fin, par amour de la liberté, à tout exercice de la liberté – et nous tuer.

Les limites de notre liberté apparemment sans limites sont en fin de compte assez étroites. La première limite, c’est que nous faisons partie du tout et que nous sommes au monde.

Personne ne peut rien y changer. Nous aurons beau nous tirer un coup de pistolet en pleine tête ou nous pendre aux poutres de la grange, nous aurons surgi dans le tout, nous aurons été un homme parmi les hommes. La deuxième limite est notre passé. Nos parents, notre hérédité, le lieu où nous sommes nés, l’époque où se déroule notre vie, le monde autour de nous, tout cela décide de ce que nous sommes et constitue notre loi. La troisième limite, c’est nous-mêmes : notre corps, notre santé, notre volonté, notre tempérament et nos capacités. Notre attitude en face du tout. Notre courage et notre talent. Il y a des hommes qui se servent de la liberté dont ils disposent. Et d’autres – qui ne leur sont pas nécessairement inférieurs et qui rattrapent par leur charme ou leur humour ce qu’ils perdent en activité – qui laissent les choses se faire sans eux. Car à côté du noble art de faire faire les choses par les autres, il y a celui, non moins noble, de les laisser se faire toutes seules. Sauf circonstances extrêmes où un devoir impérieux s’impose à nous, personne, après tout, n’est obligé de faire usage de cette sacrée liberté, de découvrir des continents, de conquérir des royaumes, de produire des chefs-d’œuvre, d’inventer du nouveau : il est aussi permis de compter sur la chance et de faire amitié avec la nécessité ou la fatalité.

À l’intérieur de toutes ces limites, la liberté joue sur les marges. C’est un art de la frange. C’est la technique du coup de pouce. C’est le jeu du chat et de la souris entre le Goliath du tout et le David de la pensée, si souple, si habile, mais souvent enivrée par sa propre puissance, entre la masse du passé en train de façonner le présent et la révolte de la volonté. La liberté consiste à détourner la loi de sa route d’apparence vers des chemins de traverse, qui deviendront, à leur tour, la voie royale de la loi. La liberté fait de l’homme une sorte de Dieu subalterne et au rabais, un Dieu de seconde main dans un monde déjà usé. Rien de surprenant à ce qu’elle lui monte à la tête et le rende fou d’un orgueil qui ne peut le mener qu’à sa perte. Car sous les paillettes d’une liberté qui arrange les choses autrement, qui défait et refait les plis de la robe du tout, qui secoue les miettes de la table et dérange coiffures et cravates, la loi reste toujours la loi.

 

Deux temps de verbe sont éminemment métaphysiques : le futur antérieur et le conditionnel passé. Le présent est pratique ; l’imparfait, descriptif avec une nuance de mélancolie : c’est le temps de Flaubert ; le passé simple, cher à Stendhal, est conquérant et allègre ; l’impératif, militaire et très bref. Le subjonctif est un mode d’une remarquable subtilité psychologique et littéraire, ce n’est pas un mode métaphysique. Le futur antérieur, au contraire, qui se jette dans un avenir lointain pour contempler le présent ou l’avenir proche sous les espèces du passé, est métaphysique par excellence : ce n’est rien d’autre que le tout vu de la fin des temps. Le conditionnel passé aussi est en droit de se présenter comme un temps métaphysique, teinté parfois de soulagement et de satisfaction, le plus souvent de nostalgie. C’est le temps du destin qui se retourne sur lui-même : si je m’étais conduit autrement avec elle, Béatrice ne m’aurait pas quitté.

Il est remarquable que le conditionnel passé soit souvent employé, et ressassé, dans les chagrins d’amour, dans les spéculations financières qui n’ont pas réussi, dans les grandes catastrophes nationales ou après les malheurs de la guerre ou les accidents de chasse, de montagne ou de la circulation.

C’est le temps du regret et de la mise en question : si j’avais été autre que je ne suis, si j’avais fait autre chose que ce que j’ai fait, le monde n’aurait pas été ce qu’il est.

Naissent ainsi, dans l’irréel, depuis la naissance de l’homme, des milliards d’univers qui n’ont jamais existé.

L’homme, quand il arrive, introduit le doute sur la nécessité de l’histoire et se met à rêver sur ce qui aurait pu être et qui n’a pas été : impossible de ne pas penser à ce qui aurait pu arriver si Brutus et Cassius avaient renoncé un beau matin, à la veille des ides de mars, à assassiner Jules César, si Pompée l’avait emporté sur César à Pharsale ou si Marc Antoine et Cléopâtre avaient été vainqueurs d’Octave à Actium, si le fils du maître de poste de Sainte-Menehould, qui n’avait jamais vu Louis XVI, ne l’avait pas reconnu d’après son effigie sur les pièces de monnaie et ne l’avait pas fait arrêter à Varennes.

L’irrévocable nécessité de l’histoire n’est faite que de hasards qui auraient pu ne pas se produire. Le tout est un jardin aux sentiers innombrables et rêvés dont un petit nombre seulement passent dans la réalité.

La réalité, pourtant, n’est rien d’autre que ce qu’elle est.

Comme la marche de l’histoire elle-même, dont nous imaginons avec naïveté qu’elle est l’œuvre des seuls hommes et de leur volonté, la liberté n’est peut-être, après tout, qu’une formidable illusion. Un jeu truqué d’avance. Un miroir aux alouettes. Comment savoir ? D’un côté, le monde de la nécessité rigoureuse ; de l’autre, le monde de la liberté. D’un côté, l’histoire accomplie ; de l’autre côté, les rêves d’une histoire différente. D’un côté, ce qui est et ce qui a été ; de l’autre côté, ce qui aurait pu être. En faveur de la nécessité, le fait, brutal, qu’elle est là, et qu’elle règne. En faveur de la liberté, le sentiment, irrépressible mais vain, qu’autre chose aurait pu être là, et autre chose, régner.

Vous souvenez-vous du temps ? Il était facile de montrer que le présent n’existait pas – mais tout se passe toujours dans le présent : l’homme est enfermé dans une réalité qui, non contente de bouger sans cesse et de ne bouger jamais, a pour principale caractéristique de ne pas exister. De la même façon, impossible de ne pas constater, dès qu’on regarde en arrière, que le tout est régi par la plus implacable nécessité mais il suffit de regarder en avant pour que chacun de nous sente et sache qu’il est libre de ne pas s’y plier. La seule conclusion à tirer du mystère de la liberté est la même que celle qui s’impose dans le mystère du temps : inséparable d’un tout dont il est le jouet et pourtant le maître, dont il est l’effet et pourtant la cause, l’homme est un paradoxe au sein d’un paradoxe et une énigme dans une énigme. Il est, de part en part, et ne m’en veuillez pas trop de cette révélation qui n’en est vraiment pas une, un être métaphysique.

Presque rien sur presque tout
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